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at102 Giuliano d’Angiolini - ‘Cantilena’
Six oeuvres de chambre par le compositeur italien basé à Paris.
1 Aria del flauto eolico (2015) Manuel Zurria (flûtes) 7:16 extrait à Youtube
2 Finale (2012) Melaine Dalibert (piano) 18:27 extrait à Youtube
3 Cantilena (2014) Quatuor Parisii 5:20
Quatuor Parisii: Arnaud Vallin & Doriane Gable (violons), Dominique Lobet (alto), Jean-Philippe Martignoni (violoncelle)
4 Allegretto 94.6 (2002) Melaine Dalibert (piano) 5:56
5 (suoni della neve e del gelo) (2014) Quatuor Parisii 10:03
6 Motivetto (2009) Ensemble Chrysalide 5:59
Baptiste Boiron (saxophone), Benjamin Boiron (violoncelle), Melaine Dalibert (piano)
en anglais ici
Entretien avec Giuliano d'Angiolini
Q. - Vous déclarez dans la pochette du disque, que quatre des œuvres ici présentées - Aria del flauto eolico, Cantilena, (suoni della neve e del gelo), Motivetto - ont été composées en suivant des procédures d'indétermination. Pouvez-vous expliquer un peu plus en détail comment cela se fait dans ces compositions et pourquoi vous faites recours à l'indétermination dans vos œuvres récentes?
R. - J'ai commencé à utiliser des procédés d'indétermination depuis 1997, avec Ita vita zita rita et depuis, la majorité de mes compositions sont indéterminées dans un ou dans plusieurs de leurs aspects. Le problème est qu'il faut inventer à chaque fois une procédure qui soit efficace, sans qu'elle soit compliquée dans sa réalisation. Une excellente solution, remarquable par son élégance, est celle produite par le génie de John Cage, celle des time brackets, que j'ai employée plusieurs fois à partir de Notturno in progressione et jusqu'à Aria del flauto eolico et (suoni della neve e del gelo). Avec les time brackets, on peut concevoir une structure solide et en même temps élastique, qui concerne la disposition des événements dans le temps. Dans Motivetto il y a juste deux gammes et des règles de comportement qui distinguent des sons courts et des sons longs et leur dynamique. Dans Cantilena, l'interprète peut choisir une note à l'intérieur d'une gamme pentatonique anhémitonique. Toutefois celle-ci glisse d'un cran dans le champ chromatique à chaque attaque, si bien qu'on entendra une sorte de mélodie aux rapports d'intervalle simples, avec des intervalles et des notes qui semblent revenir, mais qui, en réalité, sont sans cesse renouvelés. Les durées découlent naturellement de la typologie du geste instrumental employé. Cantilena est une machine compositionnelle qui produit un grand nombre de musiques différentes bien qu'appartenant toutes à une même famille.
L'indétermination est une question centrale: je regrette qu'aujourd'hui elle soit mise de côté, ignorée ou mal comprise. L'art est trop souvent artificiel et l'artiste, trop souvent, cherche à nous étonner et à nous imposer une émotion. L'indétermination, ou le hasard, mettent un frein à notre propre volonté. J'aime l'idée que l'expression et l'émotion puissent surgir spontanément et librement et qu'elles ne soient pas voulues par l'artiste à tel moment, selon la logique de son goût et de sa pensée personnelle. L'humain doit se faire plus discret. La beauté qui me frappe le plus (qui nous frappe tous) et que j'essaye de reconstituer est celle d'un paysage, celle de la nature.
Q. - Vous dites que vous aimez particulièrement la tradition de l'indétermination qui dérive de Cage. Quand vous avez commencé à composer, vous travailliez dans la direction de la musique expérimentale, ou bien, de manière plus originale, à l'intérieur d’une autre tradition?
R. - Mes premières compositions étaient consonantes (ce qui à l'époque était assez original...). La première digne de ce nom, reprenait les structures et l'esprit de la polyrythmie pygmée que je venais de connaître à travers les études publiés par Sihma Arom à ce moment là (par contre, je ne connaissais pas Steve Reich). Puis j'ai adopté en partie le sérialisme, qui était alors une technique courante en Italie et ailleurs, m'inspirant plutôt de l'emploi qui en faisait Stravinsky dans ses dernières compositions, que j'ai beaucoup étudié. Seulement après j'ai vraiment compris la démarche de John Cage, m'étant intéressé auparavant au bouddhisme. Certaines de ses œuvres mon inspiré directement, mais je ne pense pas m'être inscrit dans la tradition de la musique dite "expérimentale". Cependant je voue une grande admiration envers l'œuvre de Feldman et surtout de David Tudor (un grand compositeur, injustement oublié aujourd'hui).
J'ai mis longtemps à me trouver, ou plutôt à me retrouver, car ce n'était qu'un long et laborieux chemin pour rejoindre ce que j'étais spontanément au départ. C'est un peu le parcours socratique ou celui du bouddhisme, appliqué à la musique : retrouver authentiquement soi-même.
Q. - Ah, voilà pourquoi vous avez voulu utiliser la photo d'un pagne pygmée pour la couverture du disque ! Vous êtes aussi ethnomusicologue : votre travail dans ce domaine affecte-t-il la musique que vous écrivez?
R. - Il me semblait que ce graphisme était beau et qu'il entretient quelques relations avec la musique que j'écris. De plus ce pagne se trouve dans mon salon et il a suffit de le prendre en photo...
Mis à part quelques cas où il y a eu un emprunt direct à certaines musiques de tradition orale, mon travail d'ethnomusicologue a peut-être une influence sur moi au sens large, me poussant parfois à adopter certains choix ou bien des sonorités particulières, mais sans que cela soit vraiment essentiel.
Q. - Probablement vous êtes connu surtout par ce bel album qui a été publié par Edition RZ : Simmetrie di ritorno. La plupart des pièces de Cantilena ont été écrites plus tard par rapport à la majorité de celles qui se trouvent dans ce disque. Avez-vous l'impression que votre musique a changé de manière significative au cours de cette période, ou bien il faut considérer les deux disques comme les exemples d'un style mûr?
R. - Je pense que les compositions qui se trouvent dans ces deux disques appartiennent à un style mûr, ou bien qu'elles l'anticipent, même si aujourd'hui je n'écrirais pas de la même manière que celle des pièces plus anciennes, ni avec les mêmes techniques. Ces sont des musiques que j'estime dignes d'être écoutées ; par ailleurs j'ai jeté le deux tiers de mes compositions, ce qui rajeuni considérablement mon catalogue et fait de moi un compositeur peu prolifique...
Nous sommes plongés actuellement dans un gigantesque bruit de fond : je ne pense pas qu'il soit judicieux d'ajouter du bruit au bruit : j'essaye alors d'aller vers l'essentiel et je fais le moins possible. J'ai choisi de proposer mon travail non pas en criant plus fort, mais, au contraire, en me faisant plus discret. C'est d'ailleurs ma nature ; cependant je n'ai pas la sagesse qu'a eue Tudor qui a disparu sans laisser des traces, comme une brise légère dans un après-midi d'été.
Q. - Ne pensez-vous pas que votre réponse à la saturation du bruit dans le monde soit utopique? Cherchez-vous à fuir ou à ignorer ce déluge de sons, et cela est-il possible?
R. - Cela est peut-être utopique, mais je n'ai pas d'autres moyens ou d'autres stratégies à disposition. Nous travaillons dans l'ombre, comme les moines du Moyen-Âge.
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Texte par Giuliano d’Angiolini
Jour après jour
On m'a souvent dit que ma musique était "radicale", comme si, en l'incluant dans cette catégorie, on en justifiait l'existence, comme si on souhaitait la classer pour mieux délimiter et domestiquer son propos. Ces observations indulgentes (pour ne pas parler des aversions ouvertes) sont élaborées au sein du milieu musical ; les oreilles de l'auditeur normal semblent bien plus ouvertes. La musique est le domaine des musiciens et les musiciens, à cause de leur formation, sont les moins aptes à la comprendre.
Être radical signifie, étymologiquement, aller à la racine du problème et s'en tenir aux questions et aux faits qui en découlent, sans rien ajouter. Alors oui : je pense que le compositeur devrait se demander à chaque fois : « pourquoi ce son ? » et bien avant : « pourquoi un son ? ».
L'affaire est délicate, parce qu'il y a déjà la beauté du monde. Si on y ajoute notre œuvre, il est indispensable qu'elle ne soit pas en conflit avec celle de la nature. Que le geste ne soit pas destructeur ; qu'il ne vienne pas à constituer une perturbation inutile. Écologie.
Chaque pas du parcours créatif inclut une certaine quantité d'approximation.
Le virtuose, qui montre les muscles de son métier, pratique une activité suspecte : il vise à obtenir l'approbation, il cherche à créer l'illusion, à provoquer l'admiration. Ainsi l'art se réduit à un fait de société, à un moyen pour se reconnaître.
Mais pour qu'il puisse réveiller en nous la conscience et le "sentir", le geste doit posséder en lui une vérité essentielle. Il s'offrira avec sobriété et discrétion, il sera soutenu par la seule force de l'évidence. Bannir la virtuosité, se dépouiller du métier, se débarrasser de cette habilité que pourtant on a appris laborieusement, en travaillant.
Rigueur, transparence contre habileté, virtuosité. Devenir dilettantes. L'homme qui rejoint le Bouddha qui est en lui, l'Éveillé, est un homme commun. Il a accompli l'ensemble du parcours qui le porte à être - authentiquement - un homme ordinaire.
Fiammetta, ma petite fille, dessine des figures en occupant toute la surface disponible de la feuille. Elle les trace les unes après les autres : il n'y a ni haut ni bas, ni une véritable composition formelle de l'espace. Chaque figure est une représentation en soi ; chaque geste graphique est en soi unique. Aujourd'hui elle a fait un beau dessin, d'une beauté souvent involontaire, mais réfléchie. Les traits d'un visage, réalisés avec une certaine maladresse, ont été jugés par elle somme toute satisfaisants, malgré le fait qu'ils s'écartent des solutions plus conventionnelles, de ces raccourcis techniques qu'elle commence à deviner et à employer. Cette autre action, à la qualité expérimentale, qui a consisté à prolonger un bras jusqu'à entourer entièrement le corps d'un personnage a été accepté après coup ; probablement à cause de son effet fortement décoratif. Par ailleurs elle efface souvent, en disant « ça ne va pas ». Tout cela est instructif en ce qui concerne les processus d'apprentissage, qui conjuguent, dès le début, invention et découverte et qui ne se bornent pas à un banal mimétisme. Pour un artiste, il faut énormément de travail pour retrouver la pureté innocente et non intentionnelle de ces gestes...
Dans le jardin zen, le passage du râteau est une marque qui souligne, comme un léger maquillage, et qui réussit brusquement à imposer un nouvel ordre de l'apparence. Il s'agit d'un geste simple, mais plein de force et d'efficacité. Ce qui se transforme n'oppose aucune résistance à la mutation, puisque aucune violence n'est faite aux choses : car le gravier contient déjà en soi la nature de la vague.
Deleuze : En art, en peinture comme en musique, il ne s’agit pas de reproduire ou d’inventer des formes, mais de capter des forces.
Le compositeur doit s'écarter, s'absenter et supprimer en lui toute velléité et toute visée. Il établira les critères d'un processus qui permette à la musique de se faire toute seule.
L'art (passé et présent) est trop souvent artificiel : l'artiste cherche à contraindre la matière, en lui imprimant une direction, en lui donnant un but ; il prétend nous imposer une émotion.
(Pourtant les compositeurs se rendent compte, tôt ou tard, que leur musique, au moment où elle est jouée et qu'on l'écoute, va bien au-delà de ce qu'ils avaient pensé et écrit. Le son, le son perçu, opère comme une force centrifuge par rapport à son articulation et à la construction formelle. Car les sons - qu'ils soient isolés ou en interaction entre eux - ont leur vie propre, ils sont traversés par des lignes de force qui échappent au contrôle du compositeur. Tout cela invite à l'humilité).
« L'art véritable » s'exclama le Maître « est sans visée, sans intention ! ». [E. Herrigel, Le zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc].
On me demande si une musique qui refuse d'imposer tout effet expressif est alors dépourvue d'émotions pour l'auditeur. La mer, une montagne, un paysage, ne produisent-ils pas en nous une émotion, n'ont-ils pas une poésie qui est la leur ? Dans un art sans but, de même que pour une création de la nature, l'émotion surgira spontanément et sera libre pour celui qui regarde ou qui écoute.
Le seul art dont on a besoin est celui qui se passe de l'art.
J'aime les harmonies consonantes. Elles sont simples et fortes : c'est une belle découverte de la musique occidentale. J'aime la consonance et aussi la dissonance si elle ne dérive pas d'un excès d'organisation, de volonté. Donc celle de Tudor, qui est libre.
La composition est la technique qui consiste à tracer un chemin permettant de découvrir de nouveaux itinéraires au fur et à la mesure qu'on avance.
Du temps on ne peut rien saisir. Ce que nous nommons ainsi est une projection, une abstraction sans consistance, de notre expérience de la vie. Avec la physique moderne, le temps a perdu le caractère de l'absolu et de la constance. Les horloges ne battent pas la même heure dans l'univers.
J'ai le sentiment, la conviction intuitive, que le temps n'est pas une dimension étrangère aux corps, sur laquelle ceux-ci reposent, mais qu'il serait - un peu comme la gravité - un attribut, une propriété, des corps eux-mêmes. Une dimension des corps et de l'individu qui n'existe pas en soi. Le temps c'est la vie qui flue dans le présent.
L'objet de mes compositions est le lyrisme de ce présent indéfini et immanent qui s'érige au-delà - et même contre - l'écoulement illusoire d'un temps métaphysique, d'une temporalité historique ou psychologique faite de climax et de fractures.
Giacometti : Alors il y a eu trasformation de la vision de tout... [...]. Une personne qui parlait, ce n'était plus un mouvement, c'était des immobilités qui se suivaient, complétement détachées l'une de l'autre ; des moments immobiles qui pourraient durer, après tout, des éternités, interrompus et suivis par une autre immobilité.
Cette nuit j'ai rêvé de ma mort. Je ne l'ai pas vraiment "rêvée" comme on l'entend d'habitude, je ne l'ai pas mise en scène et observée de dehors, ainsi qu'il m'est arrivé de le faire tant de fois, mais je l'ai vécue. Le moment du trépas, tel que je l'ai senti, a porté le corps à basculer vers l'arrière et ceci m'a réveillé. De cette expérience fulgurante je tire un enseignement qui est celui de la vérité directement éprouvée : on a l'habitude de penser la mort comme quelque chose qui nous est étranger, quelque chose qui vient de dehors et qui nous épouvante. Au contraire, j'ai senti cette nuit qu'elle était une manifestation de notre être intime, qui vient de l'intérieur : nous l'engendrons comme nous le faisons pour tous ces phénomènes que l'esprit ou le corps occasionnent pendant toute la vie. La mort est, en ce sens, naturelle ; elle fait partie - comme le temps - de notre intimité et je dirais presque, de notre volonté.
L'amour est un acte de foi. La création également.
Ainsi notre histoire culturelle nous dispose à écouter les relations entre les sons, plutôt que les sons eux-mêmes. Elle nous pousse à interpréter ces relations, à circonscrire un concept, à isoler un geste de la volonté de l'auteur, à repérer un message, à déceler ce code qui permet d'établir un acte de communication. Mais il n y a pas d'actes de communication dans la musique que j'écris. Elle n'a pas l'intention de "signifier". Je préfère regarder les choses telles qu'elles sont réellement ; et ceci même quand elles sont alourdies par une épaisseur qui leur confère l'histoire de notre culture, l'histoire de nos sens. Ceci étant dit, je n'ai pas l'intention par là de nier les réflexes et les effets que la musique provoque en nous dans des états mentaux ou physiologiques quelconques de la perception.
Bien entendu, les choses apparaissent à chacun d'entre nous de manière différente. Mais si entre elles et nous ne s'interpose aucun filtre interprétatif, aucun préjugé, aucune discrimination ou convention, nous pouvons entretenir avec elles un rapport spontané, sincère et authentique. Les choses apparaîtront alors dans leur singularité ; aussi bien dans l'acte de création que dans l'acte de perception. Maintenant elles sont comme chacun de nous peut librement les concevoir. Il ne reste donc des choses - des sons, par exemple - que l'apparence superficielle, la surface.
John Cage : Il ne doit y avoir rien entre les choses, afin qu'elles ne soient pas séparés et pour qu'elles ne soient pas un obstacle l'une pour l'autre. Bien : ce rien c'est ce qui permet aux choses d'exister.
La musique est partout. Elle satisfait des nécessités fonctionnelles : elle peut servir de support à la danse, elle peut libérer les énergies ou, à l'inverse, dispenser un ordre qui rassure, une aura lénifiante. Elle peut constituer un décor, un arrière-plan, destiné à créer une atmosphère ou à meubler les blancs des conversations. La musique remplit les espaces des restaurants et des cafés, des magasins et des supermarchés, des aéroports, parfois même des rues. On ne l'écoute pas. Il ne faut pas croire, par ailleurs, que les choses se passent d'une manière vraiment différente dans une salle de concert : le public est désormais incapable de partager savamment le "langage" de la musique classique, lequel demande de la part de l'auditoire la connaissance de son vocabulaire, de sa grammaire et de sa syntaxe.
Je prends acte de cette mutation des modalités de l'écoute et je cherche à en tirer profit. La musique que j'écris peut s'écouter avec concentration ou alors avec une bienheureuse indifférence. Elle a peut-être le mérite de ne pas s'imposer. C'est une musique qui présente à l'attention des événements particuliers, mais qui n'a pas d'évolution et qui n'offre rien sur le plan de la forme. Elle pourra éventuellement se dresser en toile de fond, à l'instar d'une musique d'ameublement, sans que rien ne soit perdu. On est libre d'écouter ou de ne pas écouter.
Rien n'empêche de s'éloigner de la musique : du moment où il n'y a ni narration, ni évolution, on ne perd rien. L'absence d'une articulation narrative ou dramatique, nie une écoute centrée sur le sens, pour privilégier l'événement sonore en soi. Et puisqu'il n'y a pas de hiérarchie qualitative entre les événements, s'abstraire de certains d'entre eux est seulement un problème d'opportunité.
Nos attentes sont le produit de cette activité mentale qui nous porte à ordonner et classifier les phénomènes, pour les transformer ensuite en concepts et - in fine - pour anticiper les événements. Dans la vie de tous les jours, dans notre manière habituelle de voir les choses, le monde est un ensemble de formes aux contours définis, un complexe de choses nommées, qui ont été séparées par un concept et qui sont liées entre elles par des relations de causalité. Considérons les vagues de la mer : leur contenu sonore est celui d'un bruit plus ou moins dense et sans cesse différent dans la couleur spectrale. Leur cyclicité n'est pas régulière : elle est prévisible en gros, mais pas en détail. D'ordinaire on est porté à circonscrire le concept (« les vagues se répètent ») au lieu de s'immerger dans le percept, dans la complexité, perpétuellement changeante, du phénomène. La sensation de répétitivité, le sentiment d'ennui et la distraction qui s'ensuivent, dérivent d'une équivoque de l'esprit : car ce n'est pas le phénomène réel qui se répète, mais uniquement son concept.
Les murs des immeubles reflètent nos préoccupations et les amplifient ; la mer les absorbe. Parce qu'ils se dissolvent dans sa vastité et parce qu'elle est animée par un mouvement qui se superpose et se substitue à celui de notre âme.
Ceci est la scénographie dans laquelle l'homme évolue depuis toujours : le soleil se lève chaque jour ; dans la nuit la lune et les étoiles. Le bleu du ciel. Les sons font partie de la nature et la nature est pour moi celle que les yeux des hommes ont toujours vue, jour après jour.
L'œuvre d'art est inachevée.
Giuliano d’Angiolini
Giuliano d’Angiolini
Giuliano d@Angiolini Giuliano d'Angiolini
Texte par Giuliano d’Angiolini: ‘Allegretto 94.6’
Mon professeur de composition, Boris Porena, avait l'habitude de dire qu'un bon contrepoint devait, comme Arlequin, servir deux maîtres (la mélodie et l'harmonie). Quant à moi, j'élargirai le champ d'application de cette recommandation à la composition en son entier : une composition doit servir - au moins - deux maîtres. Une seule idée ne suffit pas, il faut en avoir au moins deux et pouvoir les mettre en relation, en court-circuit, entre elles.
En ce qui concerne Allegretto 94.6 j'ai d'abord eu l'idée d'extraire d'une pièce de Schubert (il s'agit du numéro 6 de l'opus 94) des harmonies dans un ordre aléatoire que j'aurais ensuite soumises au "rouleau compresseur" de l'homorythmie. Je les aurais ainsi rendues toutes égales, dans le but de les soustraire un peu plus à la logique de leur propre articulation syntaxiquee. J'ai d'abord réalisé une première tentative en ce sens, en écrivant quelques lignes et je me suis arrêté : la chose sonnait, en soi, insuffisante. Les mois passaient et le projet, comme il arrive souvent, fut abandonné. Seulement bien après, j'ai eu l'idée d'écrire une courte pièce qui aurait exploité les sons de la dernière octave du piano, parce que je me sentais attiré par les sonorités qui peuvent s'y produire. Ce qui m'intéressait c'était moins l'harmonie et les rapports d'intervalle, que - bien avant et bien après - ce bruit de billes qui s'entrechoquent que le piano produit dans l'extrême aigu, et cette sorte de souffle, ces sons parasites, qui suivent l'attaque si l'on utilise la pédale forte. Cette résonance a, dans ce registre de l'instrument, une couleur à chaque fois différente et cela même si l'on répète les mêmes notes : elle est totalement incontrôlable par le pianiste.
Il m'a semblé possible que les harmonies d'origine schubertienne pouvaient remplir cette tâche, moyennant leur transfiguration : pour chaque accord, j'en aurais extrait et utilisé seulement quelques notes. La grande quantité de bruit qui se produit avec les notes très aiguës du piano, aurait renforcé l'effet de distance, d'aliénation, pourrait-on dire, donné par la répétition incessante du rythme.
En mettant en relation deux projets, il s'est créé quelque chose qui est en même temps plus fort et plus ambigu. La concomitance d'un certain désordre mélodique avec une régularité rythmique à peine perturbée par un léger rubato - ce mélange de répétition et d'imprévisibilité - qui s'unit au timbre "liquide" de ces sons aigus, donnent forme à quelque chose d'encore diffèrent. Cela me renvoyait à une expérience sonore qui m'a toujours plu et que depuis longtemps j'aurais voulu transformer en oeuvre musicale : la douce musique d'un robinet qui laisse tomber des gouttes dans l'eau. Les harmonies de Schubert, le bruit des billes et le souffle du piano, le robinet qui goutte: diverses expériences de la perception et du "sentir" s'éclairent l'une à la lumière de l'autre.
Cette composition réunit en elle, avec le maximum de prévisibilité du rythme et le maximum d'imprévisibilité de l'harmonie, ce que la théorie de l'information considère comme étant les circonstances dans lesquelles ne se produit pas d'information et qui donc - selon cette théorie - ne sont que source de bruit (et d'ennui, pour nous). J'espère que cette pièce puisse servir à démontrer que la théorie de l'information et le concept même d'information, n'ont rien à voir avec la musique.
(Si l'on soustrait à Schubert la fonctionnalité, il émerge une harmonie épurée, libérée du joug de la syntaxe et de la forme. Soustraire à ces accords certaines de leurs parties c'est comme fouiller des couches archéologiques. On déterre les anciennes articulations du langage, qui sont cependant comme en germe, semblables au babillage du parler enfantin. Et voilà que réapparaît une cadence du Moyen-Âge.... Cette harmonie qui, pendant un court moment, récupère un semblant de fonctionnalité inopérante et hors contexte, est belle en soi et possède une force à elle, intime et essentielle. Comment a-t-on a fait pour la négliger aussi longtemps?).
Photo: Umberto Cornale
Photo: Fiammetta d'Angiolini